vendredi 26 janvier 2024

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Grégoire Carle s’est inspiré de l’histoire réelle de son grand-père : un très jeune résistant alsacien à l’intérieur du groupe « la feuille de lierre », contre l’araignée allemande, sournoise et prédatrice.

Eté 1995 – Un enfant pèche la truite avec son grand-père. Paysages sublimes de nature, de rivière. Une bulle de beauté aux coloris lumineux, aux traits précis et travaillés.

Tous les deux sont des pécheurs passionnés : « Ma canne oscille d’un battement régulier. Une énergie fluide circule de mes reins jusqu’à la soie et propulse cette minuscule mouche sur la rive opposée...Mais la truite n’en veut pas !

Je dois encore apprendre à lire la rivière, ce livre écrit dans une langue secrète et dont  le courant tourne les pages »

 

Au fil de l’eau comme au fil des souvenirs….

Pépé se souvient : 1er septembre 1939, l’évacuation de Strasbourg  - vidé de 200. 000 habitants

Le contraste est marqué graphiquement entre la paix,  la fluidité de la rivière et les souvenirs du vieil homme  à Strasbourg. Un fond toujours clair mais personnages sombres.

22 juin 40 – l’armistice et le retour des alsaciens qui ont fui le conflit. Un seul objectif pour les occupants : rendre les alsaciens, allemands, à tout prix.  

« Mais si, en dépit du rouleau compresseur de l’appareil nazi, survivait une étincelle de rébellion, alors le Gauleiter disposait d’un outil particulier. Un camp de rééducation des récalcitrants.

Ce camp fonctionnait comme un organe de propagande.

On y « reprogrammait » les rebelles à coup de travaux forcés, de jeûnes et de

châtiments corporels. Au bout de quelques mois, les prisonniers étaient relâchés et leur aspect fantomatique suffisait à dissuader quiconque de braver les autorités allemandes. »

Une situation complexe et douloureuse pour cette région, écartelée entre deux pays, et familière aux habitants, dès 1870, puis 1918 et maintenant en 1940. Chacun veut rendre allemands ou français cette population d’Alsace / Moselle. Qu’il s’agisse de l’Allemagne nazie mais aussi de la France, la situation des alsaciens et mosellans a toujours été difficile.  

« Quand Clemenceau et Poincaré sont arrivés à Strasbourg, ils ont refusé de recevoir les élus du Conseil, pire, ils ont mis en place l’épuration ethnique.

L’Alsace et la Moselle ont été les seuls territoires de France métropolitaine  où l’état appliqua la loi du sang, comme dans son empire colonial…

Certes les allemands font pareil, mais eux ne se réclament pas des Lumières. »

Beaucoup d’alsaciens se sont alors davantage tournés et reconnus dans le communisme.

Le sentiment de ne jamais être à sa place. Trop français pour les allemands et trop allemands pour les français.

 

Les jeunes alsaciens, dont le grand père de Grégoire Carle,  travaillent à l’usine de constructions mécaniques ( SACM) qui fournit l’armée allemande. C’est encore des ados, 15, 16 ans et ils adorent pécher. Pour manger, vendre leur poisson, mais aussi se retrouver loin des oreilles indiscrètes.

Ils trouvent un fort de défense, abandonné à la hâte par les soldats français en 40 et bourré de munitions :  « Il est hors de question que ces armes aillent dans les mains des boches. »

La résistance s'organise alors avec le sabotage des lignes électriques, les tracts antinazis et l’aide aux prisonniers de guerre français évadés des camps allemands. Y compris les sabotages des pièces dans la SACM.

Ils constituent un groupe « la feuille de lierre ». Un nom chargé de sens : « toujours vert, toujours fidèle ».

 

Ils seront arrêtés et envoyés au camp de travail de Schirmeck : « Ce jour-là les nazis ont tabassé et torturé 14 gamins de 15 ans sans réussir à leur arracher le moindre aveu. »

 

J’ai particulièrement apprécié cette histoire quotidienne, au plus proche des habitants. Une BD richement documentée, foisonnante de détails précis, ceux du quotidien des alsaciens et mosellans.

J’ai simplement regretté quelques longueurs, et l’anonymat relatif des personnages. Difficile de différencier les jeunes résistants les uns des autres, et je n’ai pas reconnu, parmi eux, qui était le grand-père de l’auteur…

 

Cela n’empêche, c’est une BD passionnante et magnifiquement dessinée.

 

mercredi 24 janvier 2024

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L’adaptation est parfaitement fidèle au roman. Le scénario tendu, bien maîtrisé, la tension permanente, l’atmosphère angoissante. D’autant que les personnages, tous plus hideux les uns que les autres, y contribuent largement.

Notre Dame est un personnage à part entière. Celle qui dissimule, qui protège. Le fameux droit d’asile des lieux de culte.

La cruauté, la barbarie représentent la règle tandis que la sincérité, la justice, l’amour n’ont pas leur chance dans le Paris de cette époque

 

Une dimension quasiment gothique, dans ce dessin puissant, vif, qui accompagne admirablement le drame, l’atmosphère oppressante du récit

Comme pour la couverture, le contraste est marqué entre le noir, très accentué et le blanc. A l’image des personnages : Dom Frollo, tout en ombre, impression renforcée par la robe et la capuche qui le recouvrent quasiment intégralement.  Seules apparaissent les orbites des yeux, l’arête du nez et le trait de la bouche. Ainsi le dessin suggère en permanence l’ombre de la mort, la noirceur de l’âme humaine. Les personnages sont à l’image des gargouilles de Notre Dame, où les défauts des personnages sont exacerbés. 

 

Mention spéciale pour le dessin de Quasimodo. Notamment avec le gros plan de la page 14. « Celui qui rayonnait en ce moment au centre de la rosace et qui venait d’éblouir l’assemblée touchait à la perfection de la laideur : borgne, doté d’un nez monstrueux, il arborait un bec de lièvre, des dents ébréchées, désordonnées comme les créneaux d’une forteresse. »

Les décors sont particulièrement bien travaillés et soignés.

 

J’ai simplement  regretté la proximité graphique de Notre Dame avec une autre  BD de Georges Bess : Frankenstein du roman éponyme de Mary Shelley. Même dans la couverture….

Le choix pictural d’Esméralda représente une très jolie fille, et c’est ainsi que la décrivait Hugo, mais il m’a semblé beaucoup trop moderne, et de fait, décalé des autres personnages. Ceci est particulièrement évident à la page 181.

D’ailleurs, elle apparaît dans cette BD, simplette et sans nuances. Amoureuse, point barre.

 

Une excellente adaptation du roman de Victor Hugo. Renforcée par un graphisme approprié : noir, très noir.

Un excellent moment de lecture.

 

BD lue dans le cadre du Prix BD Fnac / France inter.

Je remercie la Fnac, France inter et les éditions Glénat de m’avoir permis une immersion graphique dans le roman de Victor Hugo.

 

mardi 23 janvier 2024

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Un roman inclassable, comme son héros… Comment le raconter ?...

Un gamin de sept ans, très mature, se dit éternel… Pathologie ou réalité ?

C’est l’histoire de Théodore, élevé par son oncle et sa tante, après le décès violent de ses parents durant la commune de 1871. Il grandit dans un riche milieu bourgeois car l’aciérie de son oncle Anselme fonctionne très bien.

Un enfant à part, atteint de neuropathie aigüe (hypersensibilité au froid) qui le force à revêtir, même l’été, plusieurs couches de vêtements.

« Les domestiques eux-mêmes le surnommaient le « malbâti ». De surcroit, sa neuropathie l’amenait à adopter un algorithme vestimentaire souvent en décalage avec les saisons, les codes de la société bourgeoise à laquelle il appartenait. »

Un enfant surprenant par son apparence, mais également par sa maturité mentale et verbale. Un enfant passionné par la musique, par l’art, en général. Par l’immortalité de l’art.

Et l’assurance affirmée d’être éternel. Pour protéger du Temps,  ceux qu’il aime, il les fait mourir et les conserve  à l’intérieur de lui. Ils sont « vivants » mais prisonniers de l’enveloppe corporelle de Théodore. La première sera sa tante Irina. « Je t’ai libérée de l’emprise du temps, sois tranquille, tu ne peux plus mourir maintenant, tu es en moi. »

Un roman riche, foisonnant car il suit la période de la Commune jusqu’aux années 1990, où Théodore, toujours trentenaire, marquera bien son regard et son rejet du pouvoir de l’argent et du nazisme.

Difficile de savoir si on éprouve de l’attachement ou de la répulsion pour Théodore… Un mécène de la peinture, de la musique, épris d’humanisme, qui souhaite concéder aux êtres qu’il aime, la même immortalité de la sienne… En les faisant mourir…

Une fable philosophique sur le Temps, la Mort, la Peur, la Solitude, la Liberté, l’Âme, et surtout la notion de Dieu. Un Dieu qui capture en son sein, les êtres qu’il aime, ceux qu’il juge justes. « Seul lui importait ce que nul œil ne pouvait voir : la grandeur d’âme. »

Au point de les priver de leur liberté de vivre, de vieillir, de mourir… Un Dieu prédateur…

Un roman que chaque lecteur percevra différemment, selon ses valeurs et sa sensibilité. Richesse de la littérature, richesse de ce premier roman.

Oui, je sais, en lisant ces quelques lignes, vous vous dites : « drôle de roman, ce doit être bien compliqué… »

Ben non ! Le scénario est prenant, la vision historique, complète et on tourne les pages sans rien lâcher de l’intérêt du récit. J’avoue que je me suis demandée comment ce diable d’auteur, qui m’avait si bien prise dans ses filets, allait conclure son récit…

La conclusion est à l’image de l’ensemble : surprenante et magnifiée par une écriture riche, précise et fluide.

Rentrée littéraire 2024

Merci à Lecteurs.com et aux Editions  Hervé Chopin de m’avoir permis de découvrir et de savourer ce roman

Maison d’éditions  💗 qui publie souvent des textes originaux, bien construits et toujours passionnants. Je n’oublie surtout pas « La femme au dragon rouge ».




 

dimanche 21 janvier 2024

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J’abordais le « petit dernier » de l’autrice avec beaucoup de gourmandise et d’enthousiasme car j’apprécie beaucoup ses romans, notamment « La fabrique du monde » qui, pour moi, est un petit bijou.

De plus, je trouvais le titre particulièrement bien choisi : la luminosité de l’Arctique, l’addiction même de la région,  pour une artiste, puisqu’il s’agit de la vie de la peintre suédoise Anna Boberg (1864-1935). Et de son séjour habituel, en solitaire aux Iles Lofoten.

 

Il s’agit d’un livre d’ambiance. Tout est figé comme la nature environnante.

J’ai aimé quelques magnifiques passages sur la recherche des meilleurs paysages, de la luminosité.

Pour le reste, j’avoue, je me suis ennuyée.

Dommage !

Cela n’empêche, je lirai encore avec curiosité, le prochain qu’écrira Sophie Van der Linden car la plume est sensible et délicate.

 

Merci à Lecteurs.com et aux éditions  Denoël pour cet ouvrage.

 

 

mercredi 17 janvier 2024

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Écosse -  l’ile de Skye - 1933 - Trois sœurs rassemblées, réfugiées chez Margaret, l’ainée.

Elle a divorcé suite au décès de leur enfant et accueille Moïra et ses deux enfants, qui ont perdu leur père. Puis la plus jeune des trois sœurs, Effie, en instance de divorce.  

Trois beaux portraits de femmes, chacun différent et bien marqué, voire piquant comme le chardon écossais.

Margaret,  la courageuse, avec son franc-parler. Exemple quand elle s’adresse à Moïra pour la convaincre de travailler au pub : « Ben oui, pourquoi t’y arriverais pas ? C’est compliqué d’servir des bières. T’es pas si gourde quand même ! » Moïra, l’intello, l’affective, la tendre, à fleur de peau, celle qui va petit en petit reprendre confiance en elle et en la vie. Et Effie, « la comtesse » toujours la dernière à aider les autres au labeur, toujours la première à prononcer les phrases maladroites, la plus fantasque, la plus libérée.

Mais sous les apparences et les incompréhensions,  il y a aussi beaucoup d’amour, de tendresse et de vulnérabilité.

De belles rencontres aussi comme celles de Moïra et Sean, berger resté au pays après la guerre pour aider ses parents et traumatisé par le conflit de la 1ère guerre mondiale : « Cette odeur d’entrailles, je voudrais l’oublier…Mais elle se fond avec d’autres odeurs plus lointaines que j’ai déjà connues : celles du sang, de la poudre, de la sueur. »

Avec beaucoup de tendresse et de pudeur, sont abordés les thèmes des traumatismes de la guerre, de l’épreuve du décès d’un enfant, du désir, et bien sûr de la condition féminine.

Ce qui est bien montré également, c’est la vie dure mais solidaire en Ecosse au début du XXème siècle. L’importance du pub, des jeux qui rassemblent le village. Mention spéciale pour les Highlands Games.

 

Comme le scénario, chacune des trois est bien caractérisée par le dessin. Les mèches blanches, la coiffure simple de Margaret, la détermination qui se lit dans son regard. Une femme autonome qui se débrouille toute seule sans se plaindre. Moïra la douce, la triste, plus apprêtée. Et Effie, la blonde, toujours gaie, bien habillée quelles que soient les circonstances.

Un dessin classique dont les planches – personnages et décors – sont bien travaillées.

Un roman graphique délicat, agréable à lire,  qui pose de bonnes questions.

 

 

 

 

 

dimanche 14 janvier 2024

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Un sujet intemporel (banal, diront certains) bien traité : le silence, l’incompréhension  entre deux êtres qui s’aiment, un père et un fils.  

Niels est un écolo, pur et dur. Eric est rédacteur free-lance pour des agences de pub et pense qu’il est coupable aux yeux de son fils « de complicité avec la société de consommation »

Pour  les vacances, toute la famille est rassemblée autour de Mamine, et chacun fait des efforts pour supporter Niels et sa compagne Tania, la dégaine de Niels, son addiction aux pétards, sa désinvolture face à sa famille, et surtout sa crasse car Niels ne veut pas consommer d’eau.

Ce qui est bien montré, c’est l’intransigeance de la jeunesse, sa radicalité  quand elle est portée par un idéal : « Pour toi, il fallait tout renverser, tout casser, faire table rase. »

Ce qui est bien montré aussi c’est l’absence réelle de communications, l’importance des non-dits. Chacun a des aprioris sur l’autre, et n’arrive pas à vraiment parler, alors que l’amour existe entre eux. Et  c’est pour cela aussi qu’ils sont malheureux.

Eric ne sait pas comment entamer le dialogue, parler sincèrement avec Niels, car il se connait par cœur  : j’avais « la violence des taiseux, des arrangeants, des gentils. (…) De ce genre d’explosions, je connaissais les signes avant-coureurs : il y avait d’abord un grand calme, une sorte d’immobilité, comme juste avant un tsunami. Et puis c’était un déchaînement. »

Et bien sûr, c’est ce qui arrive et Niels « dégage » comme lui ordonne son père dans un accès de fureur. Je ne révèle rien, c’est dans le résumé de l’éditeur.

Quand Eric se fait virer comme une vieille chaussette par son plus gros donneur d’ordres, il s’effondre… « Un poison se diffuse en vous qui vous donne l’impression que vous-même n’êtes plus rien. Vous tournez en rond, vous vous sentez vide, inutile, fatigué, vieux. »

Il n’a plus rien, il prend son baluchon et part à Notre Dame des Landes.

Dans un contexte différent, les deux hommes sauront-ils se reconnaître et se parler à cœur ouvert ?

Merci aux éditions Pocket  pour cet excellent moment de lecture.

vendredi 12 janvier 2024

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La couverture suggère immédiatement le récit : le réalisateur George Lucas mais aussi sa solitude…

Embarquement immédiat dans la vie de George Lucas avec son enfance. Un gamin « indolent, tire-au-flanc » que rien n’intéresse, hormis les aventures de Flash Gordon et les voitures de course.

Après un accident qui manque de lui coûter la vie, il décide d’étudier le cinéma.

 

Contrairement à son ami Coppola, c’est un passionné mais aussi un introverti, un taiseux. Star Wars, c’est son bébé. Il le rêve, il l’envisage, il le poursuit, infatigable, déterminé et obstiné.  Il le voit déjà sur l’écran alors que tous le considèrent comme un projet confus et irréalisable.

 

Comme quoi, entre la genèse d’un film et sa sortie sur les écrans, il a y souvent des années lumière. Stars War a été maintes et maintes fois remaniée par George Lucas. Un scénario abscons, laborieux jusqu’au moment où il comprend ce qui manque à son scénario : un thème à portée universelles.

 

On découvre avec beaucoup d’intérêt, les difficultés pour se faire financer, en même temps les coulisses du cinéma. Ainsi que les sociétés de production et tous les métiers essentiels et inconnus du grand public.

 

Un journal de l’époque résume parfaitement  l’essence même de Star Wars : « la réussite de Star Wars repose moins sur ses trucages futuristes que sur son scénario : un cocktail d’archaïsme et de modernité, qui puise dans la mythologie et la psychanalyse. »

Et c’est l’essence même de George Lucas : un scénariste, un « imagineur » d’histoires comme lorsqu’il était gamin. 

Une BD dont le scénario est  bien maîtrisé. C’est le moins qu’on puisse faire quand le sujet de l’histoire est un scénariste. 😀

 

Les personnages sont particulièrement bien analysés. On sent la précision et la profondeur de la documentation.

J’ai adoré la désinvolture apparente de Coppola, son humour, quand on lui propose l’idée du futur « Parrain » : On vient de me proposer un film. Mais ça ne me parle pas du tout… Une histoire de famille italienne dans les années 40, c’est tiré d’un bouquin… »

 

 

L’accent graphique est mis sur les expressions, sur les éléments immédiatement reconnaissables des personnages : la barbe et les lunettes de Lucas, l’air goguenard de Spielberg, ses lunettes à la Ray-ban, et bien sûr, sa casquette.

J’ai adoré le passage musical où John Williams présente la version définitive de la musique : ça décoiffe ! Et cela le dessinateur a particulièrement bien réussi à le rendre.

La mise en page est classique, 4 et 5 cases, en majorité. Plutôt noir et blanc, quelquefois noir et bleu avec souvent un élément en couleur. Insistance sur l’élément essentiel de l’action. Comme le contrat jaune de Star Wars, comme la casquette de Spielberg.

 

Plus que la vie de George Lucas, c’est l’épopée très détaillée et passionnante  de Star Wars.

BD lue dans le cadre du Jury BD Fnac /  France Inter où il faisait partie de mon Top 3.

Je remercie La Fnac, France Inter et les Editions Deman

 

mercredi 10 janvier 2024

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Un bel hommage à Johan-Ludwig Burckhardt, explorateur suisse en Orient pour le compte des britanniques.

 

1817 - Le Caire – l’enterrement d’Ibrahim, Cheikh  Ibrahim

1806 - Londres

La concurrence franco-britannique est à son paroxysme en matière d’expansion. Les anglais craignent les ambitions de Napoléon 1er, souhaitent s’étendre en Afrique et en Orient et recherchent un émissaire.

Un défi dangereux bien connu des dirigeants anglais de l’association africaine :

 « Qui serait assez fou pour s’enfoncer seul dans des régions peuplées de sauvages, où aucun blanc n’a jamais mis les pieds ? »

Burckhardt sera cet homme.  Seule solution : se fondre totalement parmi les autochtones pour recueillir un maximum d’infos sur des contrées ou des sites encore inexplorés.

Pour cela, il se familiarise avec la langue arabe et devient   « Cheikh Ibrahim Ibn Abdallah, marchand indien envoyé par la Compagnie des indes Orientales auprès de son agent, consul britannique à Alep. » il réussit en partie car beaucoup ne sont pas dupes et savent qu’ils ont affaire à un occidental.

C’est un explorateur curieux, mais surtout un amoureux du Proche et Moyen Orient. Passionné aux dépens de sa propre sécurité.

Car les dangers sont nombreux pour mener à bien sa mission : pistes dangereuses, conflits entre les tribus, guides peu sûrs, risques de maladies…

Son périple parmi les bédouins, les chefs de tribus, le mène de Malte au Caire, en passant par Palmyre, Damas, Tibériade, Nazareth.

C’est lui qui redécouvre Pétra  et les temples d’Abu Simbel, encore enfouis dans le sable. Le premier à faire le pèlerinage de la Mecque.

Un scientifique qui tient à cœur de rendre compte de ses découvertes et qui envoie régulièrement ses notes précises en Angleterre.  Ses publications sont nombreuses et détaillées.

Un personnage singulier, passionné, obnubilé par ses découvertes, au point de ne même plus prendre en compte sa vie et celle de ceux qui l’entourent.

Comme le démontre particulièrement bien cet épisode émouvant de l’enfant esclave rattaché au service d’Ibrahim. Un seul objectif : découvrir, ouvrir des voies et rendre compte.

Une histoire réelle particulièrement bien documentée. En cela, elle m’a intéressée et j’ai cherché ensuite à en savoir plus sur internet. Dommage d’ailleurs, de ne pas avoir davantage expliqué à la fin de l’ouvrage, la vie et les apports de Burckhardt.

J’ai adoré le graphisme. Non pas celui des personnages, mais celui des paysages, tant ceux du désert que des villes. Un dessin travaillé, précis dans les tons jaunes, ocre.

Mention spéciale pour la planche de la page 91 sur Pétra. Pour y être allée, j’ai ressenti le même choc, le même émerveillement  en découvrant la splendeur, la grandiosité du site par la  grande faille rocheuse verticale qu’en étant confortablement assise à lire ce récit.

Pétra, que les autochtones considéraient comme maudite, habitée par des Djinns (esprits malfaisant dans le monde arabe)

Idem pour la planche de la page 114 – Abou Simbel – les monumentales statues d’Osiris, Isis, Horus, sublimées par le dessin d’Alexis Vitrebert.

D’autant plus que ces pages contrastent avec la grisaille londonienne.

Certaines cases sont d’ailleurs  de véritables aquarelles. Graphisme somptueux  et surtout tellement réaliste !

Un récit passionnant porté par un superbe graphisme.

 

Merci à Netgalley et aux Editions Delcourt de m’avoir permis de découvrir l’histoire de cet explorateur.

Parution : 17 janvier 2024


samedi 6 janvier 2024

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La couverture suggère immédiatement le récit et suscite la curiosité.

Une femme shérif, sur la défensive, mais déterminée et  prête à tirer.

Car il s’agit bien d’un western dur en huit clos, dans une nature hostile.   

XIXème siècle - Promesa –  une bicoque perdue au milieu de nulle part, dans l’hiver, à la frontière du Canada.

La rencontre violente de deux anti-héros, Zacharie et Perla. Ils ont échoué à Promesa, ils fuient leur passé, leur futur en attendant l’arrivée des Marshalls, qui les ramèneront vivants pour les pendre, ou morts pour la fosse commune.

On comprend tout de suite au fond des images qu’il n’y aura pas de rédemption. Que des morts resteront à Promesa

Un scénario mené de main de maître. Pas de temps morts, pas de relâchement.

Il ne s’agit pas de héros. Tous les deux ont des failles. Pour preuve, ces cauchemars qui reviennent les hanter. Une grande part est faite à ceux de Zacharie. Cela fait penser à « il était une fois dans l’Ouest ». Sauf que dans le film, le héros se nourrit de ses cauchemars pour se venger. Zacharie, lui n’aspire qu’à la paix.

Le personnage fort, c’est Perla. Elle a subi les mêmes traumatismes que Zacharie mais elle est plus forte...

Perla incarne la révolte de la femme face à des conditions d’obéissance et de soumission, le choix assumé et douloureux d’une vie choisie.

Elle explique à Zacharie : « Ce qu’on apprend aux petites filles, c’est qu’une fois devenues femmes, elles n’auront pas le choix… »

Le passé revient les hanter, cette souffrance les rapproche. En miroir l’un de l’autre, ils comprennent mieux que certaines situations deviennent  insupportables. Car c’est aussi une belle histoire d’amour, sincère et salvatrice.

 

 Dans ce récit sans manichéisme, chacun est en zone grise, ou plutôt bleue-gris, comme les couleurs de la BD. Y compris les Marshalls. Pierce fait froid dans le dos, toujours à invoquer Dieu pour justifier sa violence, face à Perla  : « j’entends que tu armes ton fusil, Diablesse, mais le nom de l’Éternel est une tour forte. Le juste s’y réfugie et s’y trouve en sécurité.

C’est pourquoi, les méchants ne résistent pas au jour du jugement car l’Éternel dicte la voie des justes…Et la voie des pêcheurs mène à la ruine. »

 

Ce magnifique roman graphique est construit tel un film. Avec des gros plans comme celui de la page 38, où Perla attaque Zacharie. Comme dans un film, le lecteur sursaute en face d’une action violente et brutale.

Les tons sont souvent en bichromie – noir et bleu – noir et rouge – grands traits noirs. Les flashbacks, les cauchemars de Zacharie, les souvenirs de la violence de son père,  se reconnaissent immédiatement aux palettes de rose, rouge-violet saturés.

Tout dans le graphisme tend l’atmosphère et rend  le récit addictif.

La couleur bleue y tient une grande place. Le bleu  de la glace, du froid, de la souffrance du froid qui s’ajoute à tout le reste, devient oppressant. Surtout quand l’action est à peine visible, comme dans une grande tourmente de neige, avec des traits bleus flous.

 

J’ai adoré ce graphisme, ces gros plans, ces couleurs très travaillées. Il y a du Blueberry dans les dessins et Anthony Pastor indique d’ailleurs que les Blueberry ont bercé sa jeunesse

Certaines planches évoquent  aussi certains peintres  impressionnistes : traits par petites touches, notamment les scènes dans la forêt.  D’autres me font penser à Goya, comme les gros plans sur les expressions de terreur.

Mention spéciale pour les chevaux, excessivement bien dessinés, tant dans les expressions que les postures.

Un réalisateur et un peintre !

 

Un récit tendu, un graphisme somptueux. J’ai adoré !

 

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Magistral !

Le silence d’Isra, la palestinienne ou le silence de toutes les femmes condamnées à la soumission, à la non existence, par la pression sociale et/ou religieuse. 

 

1990 - Palestine – Isra  a 17 ans. Elle aime lire, elle aime rêver, elle sait aussi que sa famille va lui choisir un mari. Elle espère et elle rêve. Ce sera Adam qui vit aux États-Unis, à Brooklyn. Elle espère et elle rêve : un autre pays où peut-être son mari ne la battra pas…

2008 - La voix de Deya, sa fille de 18 ans, en âge d’être mariée, qui a toujours vécue à Brooklyn. En conflit avec elle-même, avec sa famille pour trouver le sens à sa vie. Opposée à Farida, sa terrible et autoritaire grand-mère, la gardienne des traditions.

 

Ce livre est d’une richesse absolue car les nombreux thèmes traités le sont avec beaucoup de justesse et de profondeur.

 - C’est le statut de la femme quand le poids des traditions la définit comme une servante soumise et silencieuse au service de l’homme et de la famille.

L’obéissance à tous les niveaux : aux parents, au mari, aux beaux-parents. Une mineure cantonnée au foyer, à l’éducation des enfants, au rôle de « pondeuse ». Et encore… Enfanter des garçons, oui, mais surtout pas des filles.

Une fille c’est une « balwa » (…) Mama l’avait souvent traitée de balwa, d’embarras de fardeau. »

En l’occurrence, il ne s’agit même pas ici  de la pression religieuse, mais plutôt de celle des traditions, et plus encore, du souci des apparences. Car dans la belle-famille d’Isra, les 5 prières, le Ramadan, le voile ont été jetés aux oubliettes.

- La recherche d’amour, de reconnaissance d’Isra  est pathétique et s’explique par son éducation. Elle a beaucoup lu, étant petite, elle continue et cela lui permet de réfléchir sur sa vie. Et elle a honte de ce qu’elle appelle « sa faiblesse de caractère »

« La prise de conscience de sa terrible faiblesse de caractère. Lorsqu’ Adam (son mari) rentrait et lui demandait de lui servir son dîner, elle s’empressait d’obéir, et lorsque, dans leur lit, il tendait la main vers elle, elle le laissait faire, et lorsqu’il préférait la battre, elle ne disait rien, ravalant ses plaintes. »

- Naître « fille » est une honte. Tant pour ses parents, y compris sa propre mère,  que pour la femme en devenir.

Et ce sentiment de honte, bien entretenu durant l’enfance, perdure.

« les femmes étaient éduquées dans la croyance qu’elles étaient des créatures honteuses et sans valeur qui méritaient d’être battues, éduquées à être totalement dépendantes des hommes qui les battaient.(…) Elle avait honte d’être une femme, honte pour elle, honte pour ses filles. »

Cette honte d’enfanter de filles sera particulièrement bien illustrée par Farida dont on apprend qu’elle a tué ses deux nourrissons, des jumelles, dès leur naissance. Plus que la honte, c’est le déshonneur.

Le pire : les mères façonnent leurs filles en ce sens : comment faire plaisir à son mari, à la famille de son mari, se soumettre. Comment s’oublier totalement pour ne plus exister. Comment être aussi malheureuses qu’elles mêmes l’ont été, comment ne pas avoir d’identité propre.

- C’est Deya, la fille d’Isra,  qui  incarne le mieux la recherche de sens. Elle qui a toujours vécu à Brooklyn, mais dont le poids de l’éducation est tout aussi fort que pour les générations passées. Elle souhaite intégrer l’université mais sa famille ne l’y autorise pas. La voie est tracée : le mari choisi par sa famille, les enfants…

« Souhaitait-elle remettre son destin dans les mains d’autrui ? Avait-elle une chance de réaliser ses rêves en restant dépendante du bon plaisir de sa famille ?(…) Quelle importance si ses choix s’opposaient à ceux de sa communauté ? Quelle importance si les gens se faisaient une mauvaise opinion d’elle ? Elle devait suivre sa propre voie dans la vie. »

- C’est aussi la puissance de la lecture qui ouvre l’esprit, vers d’autres horizons, d’autres possibles, tandis que le milieu familial ne cherche qu’à étouffer la voix de ces femmes. Un milieu tellement oppressant et normé que seul,  le livre permet la bouffée d’oxygène, la lueur d’espoir, ou l’éventualité d’une autre vie.

Un terrible et bouleversant roman sur la condition des femmes. Une claque !

Etaf Rum, issue d’une famille d’immigrés palestiniens, est née à Brooklyn. Elle enseigne la littérature américaine en Caroline du Nord, où elle réside avec ses deux enfants. Le Silence d’Isra est son premier roman.

Un coup de maître !

 

 

 


jeudi 4 janvier 2024

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Le Caire – 1961 - Un mystérieux narrateur interpelle Tarek, le personnage central. Il le tutoie et raconte sa vie à partir de l’enfance. Tarek est médecin, sa vie semble  toute tracée. Mais une rencontre bouleverse l’ordre établi : « Ta vie était constituée de cercles concentriques qui avaient pour noms, la maison, la communauté et le pays. »

Avec cette rencontre, la boîte de Pandore est ouverte. Recherche d’identité, de sens. Des questions intemporelles : ai-je librement fait des choix ou m’ont-ils été dictés par mon environnement familial et social ? 

« Tu repensais aux choix par lesquels tu t’étais construit et une pensée obsédante s’insinuait en toi : celle d’avoir été méthodiquement dépossédé de chacun d’eux. Par tes parents, par conditionnement social, par des raisonnements préétablis, par sens du devoir, par atavisme, par lâcheté, comme s’il y avait toujours eu une bonne raison de ne pas trancher. »

De nombreux autres thèmes sont traités dans ce roman, et tous avec beaucoup de justesse et de profondeur.

- Le poids des traditions, du pouvoir social et des religions. Celui du jugement et du mensonge. Les tabous et les interdits.

La force de la rumeur : « Celle qui se propage, invisible comme le vent dans les palmiers. Celle qui souille ce qu’elle ne comprend pas ».

- Le silence, ne pas dire, ne pas exprimer ses sentiments. Celui qui provoque les doutes, les incompréhensions fatales. Ne pas exprimer son amour car il est interdit. Car c’est aussi une belle histoire d’amour.

A propos de lettres d’Ali à Tarek : « Elles ne disaient jamais « je t’aime ». Elles disaient toutes, « je t’aime ».

C’est aussi le vide métaphysique de l’absence, du disparu. Faire semblant de vivre, quand le cœur est troué.

- Quand la pression et l’incompréhension sont trop fortes, la fuite et la lâcheté prennent le relais. Ne pas envisager l’autre en face, ni la réalité, s’aveugler et chercher le salut dans la fuite. Ce qui arrive avec Mira, la femme de Tarek.

 « Ce prénom (Mira) disait mieux qu’aucun autre la mauvaise conscience que tu enfouissais depuis des années. Il savait tes amours, tes lâchetés, tes regrets, ton égoïsme. »

Fuir car on sent jugé, souillé. Fuir car on ne comprend pas ce qui arrive. Et en même temps, avoir honte de sa fuite. La recherche vaine de l’oubli.

C’est aussi une magnifique analyse psychologique sur l’impuissance, la lâcheté, la honte, le désespoir. Les personnages sont particulièrement crédibles et très attachants.

Seul bémol qui concerne la première partie du roman, jusqu’à la rencontre. Elle m’a parue trop longue, avec l’utilisation d’un passé simple pesant pour la fluidité du récit.

Ce narrateur qui interpelle Tarek, le tutoie, m’a intriguée, agacée dans cette première partie. Quand il s’exprime à son tour, l’écriture est belle, émouvante : « Je te dirais ton absence. Je te dirais mon attente. »

Un roman solide, profond, sensible, porté par une belle et juste écriture,  qui mérite amplement le Prix Fémina des Lycéens 2023.

En arrière plan du roman l’Université Al-Azhar du Caire